32. Phase de distillation

Après le Souffle du lancement, vint l’Envol proprement dit.

Le gigantesque vaisseau spatial se soulevait poussivement dans les airs. Les réacteurs arrière étaient prolongés de cercles de feu qui faisaient vibrer l’air et les alentours.

Le premier étage du propulseur à combustible fut abandonné dès que la fusée eut franchi la moitié de l’épaisseur de l’atmosphère.

Et l’immense tour remplie d’humains poursuivit sa montée, fendant les couches d’air dans un vacarme ahurissant.

Le second étage de l’abdomen propulseur se détacha à l’approche de la couche supérieure de l’atmosphère.

Les deux étages ayant été abîmés par les chalumeaux des gendarmes, ce fut un grand soulagement pour Yves Kramer de constater qu’ils avaient résisté à la pression.

Désormais le Papillon des Étoiles n’avait plus d’abdomen. Juste un gros thorax et une petite tête.

Le vent de la vitesse fouettait l’œil droit sphérique où les cinq étaient harnachés face aux pupitres et écrans de contrôle.

Le vaisseau ralentit sa progression puis finit par s’immobiliser en orbite géostationnaire.

Par les hublots, les 144 000 passagers assis dans la zone de transit voyaient leur planète natale comme une grosse boule bleutée marbrée de nuages qui s’effilochaient en volutes et en spirales. Là d’où ils étaient partis, des points blancs clignotants indiquaient les zones d’orage.

— Maintenant c’est à moi de me mettre au travail, annonça Élisabeth en détachant sa ceinture.

Comme il n’y avait plus de gravité dans l’appareil, elle s’envola aussitôt vers le plafond du cockpit.

Après avoir pris des appuis elle se dirigea vers le sas de sortie qui reliait l’œil droit à l’œil gauche.

Elle s’installa. L’immense toile de 1 million de km2 de Mylar était fine comme un dixième de cheveu mais le déploiement s’avérait très complexe avec un fort risque de déchirement.

L’œil gauche comprenait une vaste pièce sphérique avec un fauteuil de cuir face à la grande baie vitrée. Devant le fauteuil un pupitre et un gouvernail de bois finement sculpté apportaient une touche de passé à ce vaisseau ultramoderne.

C’était Caroline Toledano qui avait insisté pour que la zone de pilotage des voiles soit décorée à l’ancienne. Les cadrans en cuivre des photomètres étaient munis d’aiguilles et non d’écrans à cristaux liquides. Caroline avait même disposé deux grands rideaux de velours pourpre autour de la baie vitrée qui servait de pare-brise au vaisseau.

Élisabeth évolua au-dessus des panneaux de contrôle et activa plusieurs boutons. En apesanteur son corps flottait sans appuyer sur les zones douloureuses.

Adrien Weiss, sachant que la manœuvre de déploiement des voiles durerait plusieurs heures, se détacha à son tour de son fauteuil de décollage et quitta la pièce.

— Je vais faire tourner la « machine à laver », déclara-t-il en ouvrant la porte qui menait à la zone inférieure du vaisseau.

Yves Kramer, libéré lui aussi, se souleva au-dessus de son siège, puis, en effectuant les gestes adéquats, sortit de l’œil droit pour rejoindre Élisabeth dans l’œil gauche du Papillon des Étoiles.

Arrivé près de la navigatrice affairée, il ouvrit sa combinaison et libéra le chaton qui fut tout étonné de ne plus avoir les pattes collées au sol.

La petite boule de poils tournait sous le plafond en brassant l’air tout en poussant des miaulements effrayés, puis étonnés, puis amusés.

— Je n’aurais jamais dû vous offrir ce chat ! déclara Élisabeth sans quitter des yeux ses instruments de contrôle.

— C’est lui qui nous a permis de décoller.

L’inventeur vint la rejoindre après avoir fait tourner Domino.

— En quittant le vaisseau vous avez failli tout ficher en l’air, les gendarmes auraient pu vous tuer !

— Ils tiraient mal.

Elle appuya sur plusieurs boutons et vérifia des écrans.

— Les batteries recevant l’énergie des panneaux solaires sont en train de se charger. Quand elles seront prêtes on enclenchera les petits moteurs électriques de déploiement des voiles. Il n’y a plus qu’à attendre.

Ils se placèrent tous deux face à la baie vitrée.

— C’est joli ces rideaux de velours rouge, reconnut Yves. On se croirait dans un cinéma.

— J’adore ce gouvernail en bois sculpté.

Elle savait qu’il avait tenu à imaginer lui-même le motif gravé.

Elle toucha la plaque métallique dorée au centre de l’axe, sur laquelle était gravé en relief un papillon au milieu de trois étoiles, et au-dessus, la devise du projet :

« LE DERNIER ESPOIR C’EST LA FUITE »

Il apprécia l’ensemble de la décoration. La moquette verte pour évoquer le gazon, les pupitres en bois sculpté eux aussi, les cadrans en cuivre, trois autres sièges en cuir rouge matelassés. La jeune astronome avait même poussé le goût du détail jusqu’à disposer des plantes vertes.

— Ce sont des palmiers, et ceux-ci des bambous, indiqua la navigatrice en secouant sa longue crinière de cheveux roux.

— C’est la première fusée dont l’intérieur a été aménagé et décoré par une femme, reconnut-il.

Yves Kramer se dirigea vers le pupitre de contrôle. Chacun des écrans était encadré de bois sculpté et doré à l’ancienne. Caroline avait raffiné le détail jusqu’à reproduire sur tous les appareils leur logo : papillon bleu argenté entouré de trois étoiles.

— Pour des voyages de quelques semaines, c’est vrai, la déco importe peu, mais sur des siècles, elle commence à avoir son influence, reconnut la navigatrice.

— Ça change des cockpits techno avec des pupitres et des écrans froids comme ceux de l’œil droit.

— Comme pour le cerveau humain, il y a l’hémisphère poétique et le mathématique, l’analogique et le numérique, le rêveur et le technicien.

Ils fixèrent la Terre, fascinés.

Yves enclencha un morceau de musique classique, une symphonie ample et majestueuse qui montait par vagues.

Soudain une larme coula de l’œil de la navigatrice. La larme se transforma en sphère étincelante comme une perle.

Elle l’écrasa d’un geste.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Yves.

— C’était…, dit-elle en inspirant profondément. C’était là où nous vivions.

— C’était notre prison et nous nous en sommes libérés.

— C’était notre berceau.

— Lorsque l’enfant grandit il finit par le quitter, répondit sobrement Yves. Notre espèce y a passé son enfance, maintenant nous devons devenir « adolescents ».

— De toute façon, si nous avions échoué d’autres auraient essayé, et ensuite encore d’autres jusqu’à ce qu’un humain réussisse.

— Je crois que je n’ai toujours pas pris conscience de ce que nous venons d’accomplir. La bonne gravité, la bonne lumière, le bon air. Nous étions quand même bien sur la Terre, reconnut-elle.

— Quitter le monde connu pour l’inconnu est le processus logique d’évolution.

L’inventeur releva ses lunettes sur l’arête de son nez.

— Vous imaginez le premier poisson qui est sorti de l’eau pour ramper sur la terre ferme ? Il a dû avoir une sacrée émotion. À peine sorti de l’eau il a dû vouloir y revenir. D’ailleurs, beaucoup y sont retournés, reconnut-elle.

— Et un petit nombre se sont adaptés à ce nouvel habitat déroutant.

— Lesquels selon vous ?

— Les insatisfaits. Ceux qui n’étaient pas bien dans l’eau. Dans le confort on n’a aucune raison de vouloir changer de vie. Seules les souffrances nous réveillent et nous donnent envie de tout remettre en question.

La musique ample résonnait dans le poste de pilotage.

— Je crois que nous pouvons évoluer sans souffrance, articula-t-elle.

— Je l’espère, mais si on regarde l’histoire de l’humanité, celle-ci a toujours avancé dans la souffrance… C’est une habitude.

— Nous pouvons changer les habitudes.

— C’est bien de le croire.

Elle se remit à tripoter des boutons et faire des réglages, alors qu’Yves fixait le soleil qui n’en finissait pas de se coucher.

Gabriel Mac Namarra vint les rejoindre, flottant sur le dos, les mains sur le ventre et se déplaçant par un mouvement de jambes, comme s’il nageait.

— Nous avons peut-être réussi là une grosse bêtise ! déclara-t-il avec un grand sourire.

Il éclata de son énorme rire qui pour une fois ne se termina pas en toux. Puis il ajouta, comme s’il se répondait à lui-même :

— Il n’y a qu’en persévérant que nous le saurons. De toute façon, nous crèverons tous un jour, autant nous livrer à quelques expériences qui sortent de l’ordinaire.

Il tira de sa combinaison une flasque d’alcool.

— Je sais que c’est interdit, mais ce sont des amis qui le distillent, et puis après toutes les émotions vécues jusqu’ici, nous pouvons nous relâcher un peu.

Il ne put s’empêcher lui aussi de faire tourner le chat en suspension qui cette fois, par sa manière de miauler, fit comprendre qu’il en avait assez et que, si cela continuait, il grifferait le prochain qui lui toucherait un poil. L’industriel eut alors l’idée de verser dans l’air une goutte d’alcool qui forma une petite boule transparente orange. Le chat, intrigué, se démena pour la rejoindre. À peine l’eut-il touchée que la boule d’alcool éclata en sphères tremblantes, au grand émerveillement du félin qui découvrait un nouveau jeu.

— Je préfère attendre que la voile soit déployée et que le tube tourne, dit Yves en désignant la bouteille. Je n’aime pas fêter la victoire alors que la bataille n’est pas terminée.

Élisabeth et Gabriel hésitèrent puis, se souvenant qu’Yves était l’initiateur du projet, ils ne voulurent pas le contredire.

L’industriel observait avec amusement le chat qui maintenant poursuivait les boules d’alcool comme autant de proies.

— Je me demande si ce chat n’est pas complètement débile, énonça la navigatrice.

Élisabeth constata que les batteries solaires étaient chargées. Elle activa les moteurs de déploiement des voiles en les réglant sur la puissance minimum.

Sur les écrans vidéo de contrôle extérieur ils pouvaient distinguer la voile gauche qui commençait à se dégager comme un fin foulard argenté sortant de la main d’un magicien.

 

Le papillon des etoiles
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